La Stratégie Navale de la Corée du Sud depuis les années 1980 (partie 2) : Une « crevette » au milieu des « baleines »
- Pytheas asso
- 13 juin
- 8 min de lecture
La Corée est une région péninsulaire qui a été déchirée en deux états sous les coups de butoirs de puissances étrangères. La libération du colonisateur japonais ne fut que l’aube de la rupture entre une Corée du Nord et une Corée de Sud, fruit des rivalités idéologiques et géopolitiques entre URSS et Etats-Unis. Se balançant au gré des remous provoqués par ces « baleines » qui nagent en ces eaux, la Corée du Sud s’est affranchit du dilemme sud-coréen du choix entre la menace de son voisin septentrional et d’une ouverture hauturière afin d’arpenter ces deux voies en parallèles. Après avoir vu comment l’affrontement avec la Corée du Nord servit d’impulsion initiale au développement naval sud-coréen, nous aborderons donc les stratégies dont l'État péninsulaire s’est emparé afin de se trouver une place au sein du concert des nations post-guerre froide. Ces stratégies navales visent à s’affranchir d’une tutelle unique, historiquement étatsunienne, dans l’optique de jouer son propre jeu, de devenir un acteur à part entière défendant ses intérêts auprès de ses interlocuteurs, même s’il s’agit d’alliés. Est-ce que la crevette cherche à se faire aussi grosse que la baleine ?
La Stratégie Navale de la Corée du Sud depuis les années 1980 (partie 2) : Une « crevette » au milieu des « baleines »
« Lorsque les baleines s’ébrouent, les crevettes en ont le dos brisé » est un proverbe coréen particulièrement significatif sur la place occupée par cette péninsule dans les relations internationales au fil des siècles. Cette expression signifie en d’autres termes que la destinée de la Corée, petit pays volontiers qualifié de puissance moyenne et ici comparé à une crevette, est soumise à la volonté des grandes puissances qui l’entourent, qui lui apparaissent donc comme des baleines massives et écrasantes. Prise en étau entre la Chine et le Japon, la guerre d’Imjin mentionné dans la première partie de ce triptyque étant une première étape pour le Japon dans un plan d’invasion de la Chine, puis entre les États-Unis et la Russie, la Corée est en quelque sorte un no man’s land géostratégique, un sas entre le continent eurasiatique et l’océan Pacifique, ce dont la guerre de Corée (1950-1953) fut la plus parfaite illustration. Cette petite péninsule fut le « terrain de jeu » où les blocs antagonistes, commençant à peine à s’enliser dans leur guerre froide, ont eu l’occasion de tout donner dans une guerre « chaude », aboutissant à un des conflits les plus meurtriers du XXe siècle. S’il y a beaucoup à dire sur les implications internationales de cette confrontation armée, cela éclipse souvent la perception d’un peuple qui, au sortir de la colonisation japonaise, subit sur ses terres le débarquement d’un conflit mondialisé.
Scindé en deux entités politiques, les relations intercoréennes se sont construites dans une opposition n’offrant ni concession, ni compromis, deux éléments pourtant essentiels dans la constitution d’un régime de paix qui demeure utopique pour la péninsule coréenne. Mais comme le soulève Heo Man-Ho, « le joug géopolitique pesant sur les deux Corées ne laissait aucune place à l’autonomie nationale du fait que chaque puissance de tutelle défendait le système stratégique mondial qu’elle avait établi ». Jusque dans leur rivalité intercoréenne, les habitants péninsulaires subissent les décisions des « baleines ». Les Coréens n’ont néanmoins jamais abandonné la lutte pour sauver leur indépendance, leur autonomie. Cette situation de faiblesse a ainsi constitué progressivement une force dans la construction de la mentalité sud-coréenne. La Corée, dans la tempête des grandes puissances venant l’influencer, s’est instruite auprès des meilleurs, a intégré ce qu’il y avait à tirer de ces expériences, ne s’est pas seulement bâtie contre ses puissants voisins, elle s’est façonnée en se confrontant à eux à sa manière.
Transformé géopolitiquement en île par la perte de ses attaches terrestres, la Corée du Sud s’est tournée vers le grand large, vers la haute mer, afin de pouvoir trouver sa place dans le jeu de ces « baleines ». Profitant de sa position en Asie du Nord-Est, au cœur géographique des conflictualité, la « crevette » file sur sa barque pour établir ses stratégies et défendre ses intérêts au milieu de ces adversités entre les géants qui l’entourent et qui pourraient à nouveau lui nuire. Ainsi, quelles stratégies la Corée du Sud déploie-t-elle dans le concert des grandes nations navales ?
La stratégie navale coréenne en cas d’hostilité, une organisation préventive
Lorsque l’on ne mène pas le jeu, il faut se préparer aux décisions de ceux qui le mènent. Ainsi, la Corée du Sud prépare naturellement des tactiques afin de survivre à l’éclatement d’un conflit. Les missions de sa marine, la ROKN, pour la défense nationale en cas de guerre sont la dissuasion stratégique, la défense des premières lignes, le contrôle de la mer et la projection de la puissance maritime. Selon Geoffrey Till, une dissuasion navale efficace nécessite « la volonté politique, la clarté et la cohérence des objectifs », ainsi que « la mobilité stratégique, la flexibilité et la capacité de mise en équilibre » des forces navales et enfin « de grands et puissants navires ». La Corée du Sud répond à ces critères, mais manque d’efficacité d’un point de vue quantitatif en comparaison de ses voisins, ne disposant pas de suffisamment de navires en mesure d’acheminer les systèmes d’armement décisifs, comme peuvent l’être les missiles coréens ayant bénéficié de diverses recherches, à l’instar du missile Chonryong. En effet, en 2009, la ROKN dispose de 11 destroyers, tandis que la Chine en conserve 29 en Asie du Nord-Est et le Japon en possède 44.
Concernant la défense des premières lignes, la ROKN serait chargée de surveiller les activités hostiles en haute mer et neutraliser leurs attaques avant qu’elles n’atteignent la terre ferme coréenne. Pour le contrôle de la mer, il ne s’agit pas seulement d’assurer la souveraineté sur les eaux nationales, mais d’être en mesure d’interdire l’accès desdites eaux nationales dans le cadre des stratégies adverses. En matière de projection des forces navales, la ROKN a préparé des mesures variées pour faire face à l’adversité : elle est capable d’apporter une réponse coercitive et décisive face à un adversaire de la même envergure ou plus faible, mais aussi d’impliquer des représailles contre un adversaire plus puissant. La focalisation demeure néanmoins surtout sur des aspects défensifs avec le contrôle de l’espace littoral, et ce jusqu’au côté opposé à la menace nord-coréenne permanente avec des bases navales comme celle de Jeju, et ce afin de pouvoir gérer tous les périls possibles, amenant donc à l’intensification des stratégies sous-marines. La ROKN est ainsi composé de flottes hybrides, une polyvalence entre marine littorale et marine hauturière.
La stratégie navale coréenne, dans un voisinage où prolifèrent d’autres marines performantes, dispose de tactiques en cas de conflits, mais elle se coordonne aussi à une alliance militaire avec les États-Unis.
La Corée du Sud dans la rivalité navale sino-américaine
Après l’éclatement de l’URSS, les États-Unis ont réduit leur présence navale dans la région tandis que la Chine et le Japon ont renforcé leurs marines et aviations afin d’accroître leur influence sur la région. Dans ce cadre, les conflits territoriaux et frontaliers avec le Japon, la modernisation navale de la Chine et la volonté des États-Unis depuis 1992 que la République de Corée soit plus autonome contribuent clairement au développement naval sud-coréen. Néanmoins, en raison du traité de défense mutuelle datant de 1953, la Corée du Sud conserve son alliance avec les Américains pour aller vers une plus grande interopérabilité avec, par exemple, une série de consultations conjointes de 1995 à 2002 devenant l’initiative Future of the Alliance. Ainsi la ROKN est devenue un membre précieux du réseau de sécurité des États-Unis en Asie de l’Est en jouant un rôle de garant d’un équilibre.
Dans ce réseau, le Japon forme également une alliance avec les États-Unis, néanmoins, en raison des inimitiés persistantes sur le plan politique entre les deux pays asiatiques revendiquant tous les deux les îles Dokdo, une coopération trilatérale entre les États-Unis, la Corée du Sud et le Japon sur les questions de sécurité est difficile à mettre en place en dépit des avantages que cela pourrait apporter. Le choix du nom du ROKS Dokdo lancé en 2005 relève d’ailleurs des enjeux d’appropriation, puisque désigner ainsi un navire de guerre par le nom d’un territoire contesté vise à poser les revendications au-delà du niveau symbolique en matérialisant lesdites revendications.
De plus, la ROK a des différends avec la Chine, autour d’Ieodo depuis l’érection en 2003 d’une station de recherche océanique, ainsi que de la revendication de leurs Zones Économiques Exclusives qui se chevauchent en mer Jaune. Séoul préfère utiliser la ligne d’équidistance pour régler la question là où Pékin fait valoir que son littoral plus long et sa population plus nombreuse devraient être pris en compte dans le calcul. De ce fait, les adversités régionales, cœur de la rivalité navale sino-américaine, nécessitent la mobilisation de la ROKN autour des îles revendiquées, ainsi que l’établissement de bases d’opérations et la préparation stratégique en cas de guerre sino-américaine.
Si la Corée du Sud demeure donc dans l’axe de défense des États-Unis afin de pouvoir tenir ses positions dans les disputes régionales et suit cet hégémon américain, elle cherche à ne pas demeurer purement vassale et à se renforcer par le multilatéralisme.
Contrebalancer l’infériorité par le multilatéralisme
La coopération relative à la sécurité maritime, multilatérale avec les puissances régionales parfois pilotées par les États-Unis, s’étend d’échanges militaires traditionnels à des mesures humanitaires ou policières. La ROKN a apporté diverses contributions aux symposiums internationaux et aux réunions navales comme les Western Pacific Naval Symposium, aux opérations de maintien de la paix, effectuée des entraînements nippo-coréens de recherche et de sauvetage maritimes, des exercices internationaux majeurs comme la RIMPAC, ainsi que des visites mutuelles de navires. Parallèlement, d’autres implications plus directes, comme le déploiement de la ROKN pour des opérations de secours en Asie du Sud-Est en 2005 suite à un tsunami destructeur, sont à relever et démontrent la volonté sud-coréenne d’être un élément moteur dans l’organisation régionale.
La Corée du Sud implique donc sa marine dans des stratégies navales multilatérales, mais il existe également des accords bilatéraux plus directs, comme l’illustre le choix stratégique de l’Inde, BRICS dont la rivalité avec la Chine croit. Les relations diplomatiques indo-coréennes sont établies en 1973 pour permettre différents accords commerciaux. Cela a abouti en 2004 à un « partenariat de coopération à long terme pour la paix et la prospérité », impliquant une discussion bilatérale annuelle sur la politique étrangère et la sécurité maritime ainsi que la signature de mémorandums d’entente en matière de défense maritime en 2005 et 2006. Les accords établissent, entre autres, des coopérations en matière d'équipements de défense et des programmes d’échange de personnel militaire et de personnel civil associé aux services de défense. Enfin, d’autres approches multilatérales ressortent comme son rôle déterminant dans la création des structures de dialogue entre l’Asie du Nord-Est et l’Asie du Sud-Est ainsi qu’une tentative de coalition de puissances moyennes avec l’Australie, la Nouvelle-Zélande, voire le Canada, pour promouvoir la coopération Nord-Sud. Ce multilatéralisme en marche depuis quatre décennies vise ainsi à limiter les jeux d’influence des grandes puissances.
De ce fait, la Corée du Sud s’est donc préparée à l’éventualité de futures guerres, tout en s’insérant dans le réseau de défense des Etats-Unis. Cependant, les litiges en matière de domaines maritimes sont nombreux en Asie du Nord-Est et les alliances en sont complexifiés. Afin de ne pas dépendre de la tutelle d’une grande puissance étatsunienne, de pouvoir prendre en main son propre destin, la Corée du Sud s’est impliquée dans le multilatéralisme, allant chercher de nouveaux types d’alliés, comme l’Inde, afin de disposer d’alternatives et de se renforcer individuellement dans l’ombre des grands de la scène géopolitique. Géographiquement entourée par les « baleines » que sont le Japon, la Chine, les États-Unis, la Russie, allant ajouter volontairement l’Inde, l’Australie ou le Canada à cette liste, la République de Corée dispose d’une marge de manœuvre très étroite pour affirmer sa présence internationale et jouer un rôle dans la sécurité maritime de l’Indo-Pacifique, Néanmoins, c’est justement en voguant dans les interstices, en nageant sous les nageoires et dans l’eau entourant ces baleines qui pour l’heure se toisent du regard, que la crevette tire son épingle du jeu, se développant hors de la vue et de l’intérêt de ceux qui la déconsidère.
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